« Photographiez avec vos tripes »



Lisette Model (1901-1983) est une figure incontournable de l’histoire de la photographie, aussi bien pour son style très personnel que ses activités dans le champ de l’enseignement.
 
« Photographiez avec vos tripes », avait-elle coutume de dire à ses élèves.
 
"Ne cherchez pas d'enfants joyeux, de jeunes filles resplendissantes ou de jeunes hommes à la gueule d'ange, Lisette Model s'entichent de ceux qui n'ont pas l'habitude d'émoustiller l'objectif: les démunis, les nantis opulents, les aveugles. 



" Photographiant de manière instinctive, audacieuse et directe, elle produit des images sans concession mais chargées d’humanité qui lui confèrent une place à part dans le courant de la Street Photography qui se développe à New York pendant les années quarante.
 
Lisette Model est née à Vienne en 1901. A 25 ans, elle s'installe à Paris et, après des études poussées de musique, se met à la peinture et à la photographie. Peu après l'initiation par sa jeune soeur, Rogi André (femme d'André Kertesz) lui conseil de ne jamais photographier quelque chose qui ne l'intéresse pas passionnément.
Dès sa première série de photos, La Promenade des Anglais, réalisée en 1934, son style est posé.


            


L'arrogance de vieilles bourgeoises enfoncées dans leur fauteuils en osier, collier de perles au cou et toutou sur les genoux nous interpelle.  



"Lorsque les gens se détendent et qu'ils s'assoient, ils ne savent pas qu'on est en train de les photographier, ils sont eux-même."  

                                                                  
           


Des portraits dans leur ensemble peu flatteurs, mais toujours respectueux.
 
Par la technique du plan rapproché et de la contre-plongée, qui accentuent les traits de ses modèles, elle donne à voir la classe dirigeante locale sans fards ni retouches. Lorsqu'elle choisit ses images, Model agit de manière spontanée, autant poussée par l'intuition que par l'impulsion: "je choisis ce qui m'attire, je n'hésite pas, je ne pose pas de question et je n'analyse pas."



A Paris, à la même époque, Lisette Model photographie des gens modestes, les hommes et femmes de la rue, dormeur au bord de la Seine, vendeur de fleurs ambulant, mendiant aveugle.
 
Après son mariage avec Evsa Model en 1937, la montée du nazisme la contraint à émigrer aux États-Unis, où elle passera le reste de sa vie. Elle y reçoit un accueil chaleureux et devient une collaboratrice du Harper's Bazaar Look et Vogue, qui publient régulièrement ses œuvres. Lisette Model s'attache désormais à représenter les quartiers populaires de New York, l'agitation et l'anonymat urbains et fait de la ville son champ d'exploration privilégié. Elle se lance dans une recherche plus formelle, plus complexe. Les séries s'enchaînent.
 - Les reflets, s’ils s’inspirent bien évidemment d’Atget, ont une modernité, une vibration très ‘Nouveau Monde’. Celui-ci (Reflections, New York, 1939-1945), avec ses ongles élégants et le mannequin androgyne, rajoute une touche de sensualité au paysage urbain. Ce sont en tout cas de belles compositions de montage, pleines de surprises et de hasards. 




- L’autre série novatrice, nommée Running Legs, montre, vu d’en haut, des mollets, des chaussures se hâtant sur le pavé de la ville : parfois celles d’un homme d’affaires, parfois, comme ici (Running Legs, 5th Avenue, NY, 1940-41), celle d’une jolie femme pressée. Lisette Model construit ici des compositions souvent très dépouillées, très formelles, où le cadrage est clé.  




Autour de ces quidams, les détails du quotidien, une voiture racée, un mannequin de celluloïd, les éclats de mika qui illuminent l’asphalte. Lisette Model se glisse jusque dans les bars, les courses, les clubs de travestis, à la sortie de l’Opéra de San Francisco même, pour traquer et cerner les suffisances modernes, les solitudes urbaines, les outrances du quotidien qu'on ne perçoit même plus.



Chez Lisette Model, personne n'est lisse. Ses personnages ont tous des "tronches", qu'ils soient riches ou pauvres. "C'est la surface qui m'intéresse, disait-elle. Parce que la surface et l'intérieur, c'est la même chose (...).

                                               
           

Au début des années 50,  le Maccarthysme lui fait perdre la possibilité de vivre de ses reportages pour les revues, elle devient enseignante dans la photographie au New School of research social. De nombreux photographes ont suivi ses cours dont la célèbre Diane Arbus. Elle devient également la photographe de quelques stars comme Sinatra ou de nombreux jazzmen new-yorkais.



Interrogée un jour sur le rôle du photographe, Model répondait:" des milliers d'images nous entourent de toutes parts, mais nous ne voyons pas la plupart d'entre elles car la routine nous rend aveugle. Lorsque je braque mon objectif vers quelque chose je pose en fait une question, et la photographie me donne parfois une réponse." 




Dans un entretien, Lisette Model se défend de toute critique sociale. Son travail se concentre pourtant sur les deux extrêmes de la société. Riches oisives de la Promenade des Anglais d’un côté, avec rides sous la voilette, roses fanées et cascade de bijoux, pauvres écroulés sous le poids de la misère de l’autre, aux traits géométriques tout en courbes et lignes : une galerie de visages qui finissent par se rejoindre, presque se confondre. Car de tous ces personnages, l’artiste ne retient que les excès, les gueules cassées comme sculptées à la hache, la lumière qui s’en dégage, mélange de solitude et d’années, les contrastes crus. Au diable le milieu, social comme spatial, Lisette Model aime les extrêmes. Si on lui demande de photographier des poissons, dit-elle, elle choisira les baleines, et non pas de jolis petits poissons multicolores. Question d’instinct, et de corps. Model veut capter les gens tels qu'ils s’oublient, avec une préférence pour les gros, les travestis, les vieux. Elle parvient néanmoins à éviter le grotesque car elle ne se moque pas de ses modèles : ils la fascinent, au contraire.

            


Il y a une telle continuité dans les cinquante années de photographie de Lisette Model, une telle consistance entre ses photographies qu'on ne cesse d’établir des comparaisons, des similitudes, des thématiques. Et on passe d’une série de jambes à une série de têtes, à des baigneurs puis à des noctambules, à des pauvres puis à des riches. Elle semble porter sur le monde un regard à la fois curieux et distant.  


  
Model jettera ainsi les bases d’une nouvelle photographie, celle des marges, et son élève Diane Arbus reprendra le flambeau. Fixer un instant qui disparaît, surprendre la vie derrière soi (et non devant), cadrer de manière à rythmer l’image, pour celle qui apprit la musique avec Schönberg.
 
"Nous sommes le sujet, l'objet est le monde qui nous entoure." - Lisette Model 

@+

                        



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